L’histoire de la psychanalyse n’est pas un long fleuve tranquille : le plus souvent à l’occasion d’innovations conceptuelles ou techniques, les groupes analytiques se déchirent jusqu’à la scission, et, même quand le feu des batailles s’assoupit, demeure une sorte d’incommunicabilité (certes relative) entre les différents courants.
Et s’il ne s’agissait que de divergences théoriques, que de jeux de langage différents ! Ces divergences touchent aussi les pratiques, parce que, et c’est là une caractéristique essentielle de la psychanalyse, le lien entre ce que les analystes pensent et ce qu’ils font est crucial : la pluralité des théories se répercute sur les manières de mener l’analyse (1). Pire encore ! Chaque analyste, affilié ou non à un courant de pensée, non seulement se réfère à son propre stock de théories et de modèles (voire à son propre jargon), mais déploie sa propre interprétation du cadre et semble adopter pour son cabinet les règles qui lui conviennent.
On peut regretter que « la » psychanalyse ne présente pas au monde extérieur une théorie unifiée, qu’on ne puisse faire état d’une conception un tant soit peu consensuelle de notre discipline (la référence commune à Freud ne saurait en effet cacher la dissonance des lectures et interprétations). Mais il me paraît au contraire éminemment souhaitable que chaque analyste analyse avec ce qu’il est, manifeste son propre style et fasse appel aux modèles et aux théories qui lui agréent et nourrissent sa pensée. On devrait même s’attendre à ce qu’un analyste ait acquis suffisamment d’indépendance et de souplesse d’esprit pour ne pas se plier aveuglément aux désirs de telle ou telle obédience.
Avant de devenir analyste, j’ai fréquenté plusieurs divans, et le fauteuil adjacent était immanquablement occupé par des analystes qui se réclamaient d’abord de Lacan. Je puis vous assurer que les pratiques et les ambiances respectives de ces séances étaient tout à fait différentes d’un cabinet à l’autre, malgré la référence commune au même auteur. Et d’ailleurs, ces analyses ont fait de moi un praticien qui cherche le plus souvent ses appuis théoriques et ses modèles dans les textes de Wilfred Rupert Bion (lequel s’était formé avec les kleiniens) .
Dès lors, « comment s’y retrouver » ? Du point de vue des analystes, qu’ils puissent se sentir parfois « lost in translation » (2), perdus dans la pluralité des théories, c’est là un sentiment qu’ils doivent apprendre à tolérer, et dont on peut espérer qu’il n’interfère pas dans leur pratique. Et c’est bien la parole du patient qui constitue la source et le critère des élaborations produites dans la cure (par l’analyste aussi bien que par le patient, si bien qu’il est fréquent qu’on ne sache plus vraiment lequel a énoncé telle ou telle formulation), et certainement pas le jargon analytique. Pour l’analysant, « s’y retrouver » dans l’analyse, hé bien, c’est tout à fait ce dont il s’agit au bout du compte : l’important est qu’on s’y retrouve, qu’on puisse faire de cette analyse une expérience fructueuse, enrichissante, susceptible d’accroître sa capacité de penser et d’agir. Peu importe que vous fréquentiez le divan d’un analyste de telle ou telle obédience, l’essentiel est de trouver l’espace et le temps qui vous conviennent (un cabinet d’analyse pas forcément trop confortable, mais, disons, d’un inconfort tolérable).
Saint-Flour, janvier 2010
1 Freud avait diagnostiqué le problème très tôt : « Peut-être m’objecterez-vous que ces scissions sont dès maintenant plus fréquentes dans l’histoire de la psychanalyse que dans d’autres mouvements d’idées. J’ignore s’il en est réellement ainsi, mais en ce cas il convient d’en rendre responsables les rapports intimes qui relient, dans la psychanalyse, les vues théoriques au traitement thérapeutique. S’il ne s’agissait que de divergences d’opinions, elles seraient bien mieux supportées. » (Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, 1915-1917 (trad. A. Berman), 6ème conférence)
2 Pour reprendre le titre du film de Sofia Coppola.